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Vers vingt-deux heures, et après un repas familial plutôt morose (en effet, Erika n’a plus le moral depuis sa défaite au tournoi de treize 2013), Raphaël toque à la porte de sa chambre pour discuter avec elle. Il aimerait lui remonter le moral, tenter quelque chose pour qu’elle aille mieux. Il ne comprend pas son attitude, car à ses yeux, une deuxième place n’est tout de même pas quelque chose d’horrible à encaisser. Beaucoup de jeunes danseuses adoreraient être dans son cas et il prie pour que ses désirs de « toujours plus » ne finissent pas de la démotiver complètement en lui faisant oublier ses nombreuses réussites et acquis.
Une fois dans sa chambre, il se dépêche de lui rappeler à quel point il l’a trouvée merveilleuse, sur les planches de la compétition.
Il lui rappelle aussi qu’il est terriblement fier d’elle et qu’il se trouve comblé de l’avoir pour fille. Il la trouve formidable et est époustouflé par ses chorégraphies ! Il a en effet l’impression d’en faire trop, mais il se dit que tous ces compliments devraient faire plaisir à sa progéniture au fond du trou.
Blasé, Erika lui rabat soudain son caquet en lui crachant qu’il n’a pas à lui bavasser autant de conneries. Elle va très bien. Elle ne va pas se suicider demain.
Mensonge. Raphaël n’est pas dupe. Il sait qu’elle va mal, puisqu’elle n’a plus mis un pied dans sa salle de danse depuis le Tremaine Tour. Fière, Erika lui renvoie aussitôt qu’elle a bien le droit de s’octroyer une pause. Elle n’est pas du tout démotivée ni dépressive, elle va très bien ! Elle insiste froidement, fronce les sourcils, serre les poings. Que son père peut être agaçant, parfois !
Comprenant ses raisons de parler ainsi, Raphaël n’insiste plus et se contente de changer de sujet. Il parle désormais de post-it, du tour qu’il lui a appris récemment. « Assis ! » il en est très fier. Ce chiot est très intelligent ! Erika soupire, puis demande des nouvelles de sa mère. « Connaît-il la date de son retour ? »
Le cœur de Raphaël vole silencieusement en éclats à la fin de sa question.
Puis, figé et sans vie, planté en plein milieu de la pièce, il répond que la concernée ne devrait plus tarder à revenir. Sans doute dans quelques semaines. Erika sourit alors qu’il lui annonce cela. Elle semble apaisée, plus du tout énervée, voire même heureuse. Raphaël en ressent un bonheur par procuration. Au fond, peu lui importe sa propre douleur d’être inutile et invisible à leurs yeux, tant que les siens peuvent vivre un épanouissement complet ; il l’accepte.
— J’avais prévu de l’appeler ce soir, pour lui donner quelques nouvelles. Si tu veux, on appelle ensemble ? propose gentiment Raphaël, sans réfléchir, en étant uniquement armé de son grand cœur de grand con.
— À cette heure-ci, elle doit dormir, avec son téléphone privé en silencieux…
— Ce n’est pas faux. Tu aimerais que je fasse quelque chose pour toi ? Tu veux qu’on regarde quelque chose ensemble ?
— Non, merci, tu peux retourner dans ta chambre et vivre ta vie !
— J’y vais, toi ne traine pas trop et couches-toi. Il est tard…